À propos, version longue
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À propos, version longue (1948- )
La vie est un tiret entre les deux dates, disait, après d’autres, Christian Boltanski, qui a désormais les siennes au complet.
Milan Kundera est né en Tchécoslovaquie. En 1975, il s’installe en France. Ainsi se résume la biographie « officielle » de l’écrivain tchéco-français. Je serais bien tenté de faire aussi court ; ce serait une vanité de plus.
Le moi est haïssable, certes, mais le je n’est que le début (pourquoi donc le début ?) d’une suite de pronoms personnels.
Si je dois sacrifier à l’exercice de la biographie, autant échapper au prétendu sérieux, au convenu, tout en rendant hommage aux tu, elle, il, nous, vous, elles, ils qui ont compté à un moment ou à un autre de mon existence de rigolo. J’aimerais les citer toutes et tous, les vivants et les morts.
Les extraits du récit, ou du roman, proposés ici ne constituent pas vraiment l’histoire d’une vie. C’est une chronique particulière de la mémoire.
Extrait de Credo d’Arvo Pärt
1 min sur 12,38, Collage (1968), Philharmonia Orchestra, direction Neeme Järvi, 1992. (France Musique de 32:31 à 45:01 pour écouter en entier)
Extrait de Stairway To Heaven de Led Zeppelin, Atlantic Records, Led Zeppelin IV, 1971. 51 s sur 8 min, Robert Plant, Jimmy Page. (France Musique à 02:53 pour écouter en entier + des reprises)
« C’est là où nous vécûmes de 1952 à 1955, sauf erreur. À l’époque la maison à droite de la photo n’existait pas. »
Extraits d’un récit/roman en cours
Le peu de choix à ma disposition (quelques disques sur l’électrophone familial, la radio — y compris le poste à galènes bricolé que j’écoutais sous les couvertures —, mais pas la télé) a développé un éclectisme musical dès ma jeunesse. Je passais, par exemple, sans vergogne de Bach aux Frères Jacques, de Beethoven à Brel, ou Brassens (malgré l’interdit paternel), de Gershwin à Hugues Aufray (qui me fera connaître Bob Dylan) ; puis, quand j’ai pu me payer davantage de 45 et 33 tours, bandes magnétiques ou cassettes, de Stravinsky aux Beatles, de Ravel aux Pink Floyd, de Rachmaninov à Nougaro, de Steve Reich à Fela Kuti, ou du highlife…
Aujourd’hui, j’ai d’abord écouté Credo (moi, l’incroyant) d’Arvo Pärt, puis Since I've Been Loving You (moi, le piètre amant) de Led Zeppelin, blues rock sur lequel je me tortillais sur le tabouret de mon bureau. Stairway To Heaven m’incita définitivement à danser. Ce que je fis tout seul dans ma chambre, me rappelant les filles et les femmes (je ne sais trop quand fille est devenue femme dans mon vocabulaire) que j’avais entraînées dans ce long morceau. Robert Plant et moi sommes nés le même jour, du même mois, de la même année, le 20 août 1948 ; l’un près de Birmingham, l’autre, près de Lille. À l’occasion, ça m’arrive de danser, à peine essoufflé au bout des huit minutes de Stairway To Heaven. J’aime l’introduction à la guitare et à la flûte à bec, les changements de rythme, les ruptures, le passage au quasi-hard rock, la durée et le calme final. C’est très sensuel, encore à mon âge, oui, oui. Les paroles, je ne m’en suis jamais occupé ; que ce soit à l’endroit ou à l’envers, en montant ou en descendant les marches.
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Selon la légende — d’où vient-elle, je l’ignore —, alors que ma mère accouchait, mon père préparait des frites. L’odeur du gras de bœuf flatte mes narines. C’était les vacances, il fallait nourrir les cinq enfants déjà nés. En tout cas, sur mon acte de naissance, il est bien marqué douze heures trente-cinq.
Mon premier souvenir, ou mon premier vrai-faux souvenir, remonte à mes cinq ans. Je me remettais d’une méningite cérébro-spinale (longtemps j’ai dit cérébro-spirale) dans une maison du Touquet-Paris-Plage (on appelait ainsi cette station balnéaire du Pas-de-Calais) désertée par mes frères et sœurs en raison de la contagion. Je suis sur le palier du premier étage, je vois les escaliers et la balustrade, et je fais rouler une petite voiture Dinky Toys rouge, cadeau de mon grand frère. Un premier souvenir est précieux, du moins en apparence. Que ferais-je d’un souvenir si lointain et, je l’ai appris plus tard, qui n’en serait pas un ? Après tout, devrais-je prendre ce primo-arrivant de ma mémoire pour de l’argent comptant ? Alors que je devais approcher des soixante ans, mon frère aîné, devenu retraité, m’a certifié ne m’avoir jamais offert de petite voiture rouge ou de quelque couleur que ce soit. Je le croirais volontiers. Il n’a jamais usé de prodigalité me concernant.
Mais d’où vient ce prétendu souvenir ? La maison est une réalité. Ce même frère m’a envoyé, il n’y a pas si longtemps (nos rapports sont moins tendus depuis que nous vieillissons), une photographie par mail, avec ce commentaire : C’est là où nous vécûmes de 1952 à 1955, sauf erreur. À l’époque la maison à droite de la photo n’existait pas. (Pas un mot sur la petite voiture.)
Notre paternel travaillait dans les impôts, les « indirects ». Après quelques années dans la métropole lilloise, il avait été muté au Touquet. Ça, c’est du concret. La maison du Touquet existait, la preuve, voici une photographie ! Mais le palier, les escaliers, la Dinky Toys rouge ? Peu importe ce qu’en dit mon grand frère, je continue, abusant de l’innocence enfantine, à considérer ce souvenir comme vrai. J’avais cinq ans, lui, douze. Peut-on faire lui faire confiance ? Il peut très bien m’avoir offert une petite voiture et chassé de son esprit ce trop beau cadeau à un petit frère insupportable, pisse-au-lit, quasi caractériel, puis gauchisant dans ses vingt ans, aujourd’hui social-démocrate écologiste. (À force d’attendre le Grand Soir, on rate les petits matins, dit le social-traître.)
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Si je me mets à écrire sérieusement sur mon enfance, les souvenirs s’éveilleront. Je me découvrirais alors avant l’épisode de la Dinky Toys rouge, qui deviendrait de facto réalité. Ce petit garçon chétif jouant sur la plage du Touquet à faire de pâtés de sable près d’une bâche où il allait chercher de l’eau pour durcir la construction de son château, c’est lui, c’est moi.
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À 75 ans, j’ai déjà éprouvé à peu près 27 394 jours. Se coucher, s’endormir, se réveiller vingt-sept mille trois cent quatre-vingt-quatorze fois. Écrit en lettres, ça fait plus long. Selon l’espérance de vie d’un homme en France, il me reste, j’arrondis, 1461 matins. Bon, je vois bien la cruelle relation entre ces chiffres. J’aurai encore droit à 9131 et un petits-déjeuners si je vis centenaire. Au diable, cette comptabilité morbide !
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Décidément j’ai des difficultés à écrire un journal. Dans mon esprit, sans doute ai-je tort, il est nécessaire de ne pas s’écarter de la réalité. Je ne mets pas de majuscule à ce mot, mais quand même ! Disons qu’un journal doit relater le plus honnêtement possible les faits, gestes et pensées de l’auteur. Je n’ai jamais été très enclin à lire de l’autofiction, même si, je le reconnais, il y a d’excellents livres dans cette catégorie. Les catégories, les genres, m’agacent. J’ai toujours préféré me rassurer en voyant le mot roman sur la couverture.
Depuis que j’ai commencé ce récit, le nombre de fois où s’immisce la tentative de travestir cette réalité, même relative, commence à me titiller. M’éloigner de la règle érigée plus haut n’y changera pas grand-chose et sera plus près de ce que je ressens. Je me donne quelques jours pour trancher.
Avantage avec le roman, à la fin, je ne mourais pas vraiment, le je serait un autre. Chaque protagoniste deviendrait un personnage de la pièce, tandis que les lieux, y compris les salles d’hôpital et les morgues, seraient les décors d’une représentation dirigée par un metteur en scène différent de moi.
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Depuis quelques années je ne supprime plus les fiches de mes relations décédées du répertoire informatique. J’enlève numéros de téléphone et adresses mail, note la date du décès. Je laisse celle de naissance qui m’avertira du jour anniversaire. Pourquoi faire le vide aussi vite ?
Tant que je vivrais, ils resteront présents dans ma mémoire, et si je les oublie, le téléphone sonnera. L’application s’appelle Contacts. Bien sûr, c’est une illusion. Je ne suis plus en contact avec la plupart d’entre eux. Les presque 700 fiches renvoient à des femmes et des hommes qui ont compté dans ma vie, ou que j’ai juste croisés quelque temps. Beaucoup d’autres dont les noms m’échappent aujourd’hui ne s’y trouvent pas, ceux d’amis qui ne le sont plus sans savoir pourquoi, y compris de femmes avec qui j’ai eu des rapports éphémères ou plus longs. Ajouter au répertoire les noms et prénoms de tous celles et ceux que j’ai connus, les membres de ma famille disparus inclus, me semble une bonne idée.
Je viens de commencer par créer deux fiches pour mes parents. Ainsi Contacts me notifiera quand ma mère aura 106 ans en août prochain, et mon père, 110 ans en septembre. Je n’ai pas touché mon père quand j’ai vu son cadavre. Il est mort d’un AVC à 59 ans. Par contre, j’ai posé la main sur celle de ma mère. Dans le coma depuis quelques mois, elle avait 88 ans. Son corps était encore tiède. Je lui ai parlé. Je ne me souviens plus exactement des mots, quelque chose comme un bête Au revoir Maman. Depuis ses funérailles, je n’ai jamais ressenti le besoin d’aller sur sa tombe, là où est également enterré mon père. Aujourd’hui je pense lui téléphoner pour lui expliquer ce qui m’arrive.
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Si le pire est la mort, elle reste cependant inscrite dans la vie. Ça semble rassurant de l’écrire. Tant qu’il y a de la vie, il y a de la mort. C’est d’une banalité, une fois mort, on ne peut plus mourir. L’ultime moment de la vie ne peut plus se reproduire, on dit que c’est le dernier.
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Ma mère n’a mis les pieds dans un hôpital qu’à 80 ans. Elle a accouché de ses sept enfants à la maison. Tous sont encore vivants, de ma sœur aînée de 84 ans à mon petit frère qui a 2 ans de moins que moi.
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Jeune, j’estimais que je disparaîtrais tôt, à trente-trois ans, comme Dieu, enfin son fils dont on m’avait bassiné qu’il était venu mourir pour nous sauver de nos péchés. Mais pour qui je me prenais ? À trente-trois ans, j’avais une fille de neuf ans dont j’étais séparé, ainsi que de sa mère. J’entamais une « carrière » de professeur d’arts plastiques (en photographie) qui durera trente-deux ans.
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De la fenêtre de ma chambre, dans la cour du garage collectif, des myosotis ont poussé, et sur la droite, le jardin de la maison des prolos a reverdi. On l’appelait ainsi (c’est pas gentil, je sais) avant que lesdits prolos se barrent en loucedé, laissant pratiquement tout, y compris les objets dont ils s’étaient lassés dans le jardin, et une centaine de souris. C’est du moins ce que m’a dit le proprio qui les a découvertes en sortant plusieurs bennes d’ordures de la maison. Je le crois volontiers. J’en ai vu déguerpir des dizaines affolées, fuyant leurs proches qui avaient goûté aux grains fatals.
La salle de bain est côté jardin. De là, j’évite de fixer les grues d’un chantier au nord de peur d’y apercevoir les condamnés à mort pendus pour avoir manifesté en Iran.
Je préfère regarder, au-delà des grues, les tours de la ZUP, particulièrement en haut de celle de gauche où jadis, une amie et moi, nous nous retrouvions parfois pour s’envoyer en l’air dans son appartement du 15e étage. Bien vite, je me souviens qu’elle a été dévorée plus tard, mais trop tôt, par un cancer à 51 ans.
Nous avons aussi des myosotis dans notre jardin de 40 m2. De la salle de bain, il est impossible de les voir, mais je sais où ils ont poussé cette année. Vergessen Sie mich nicht, forget-me-not, nie zapomnij mnie, no me olvides, non ti scordar di mé, ou, à une vingtaine de kilomètres d’ici, vergeet me niet. Seul le français, semble-t-il, se fout d’oublier ou pas. Mon épouse aime beaucoup ces fleurs. L’étymologie du mot myosotis me renvoie aux souris des voisins.
à suivre…
© Jean pierre Morcrette
21/03/2025